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Vers un urbanisme du bien-être?

Qu’est-ce qui fait que l’on se sent bien à l’endroit où l’on vit ? Pour Lise Bourdeau-Lepage, le niveau de bien-être sur un territoire peut être évalué à l’aune de critères objectifs et subjectifs que l’on peut croiser pour dégager des grandes tendances. Ce faisant, ses travaux invitent à placer le bien-être au cœur de l’action collective et des politiques d’aménagement pour tendre vers la « ville douce ». Une ville attractive et ouverte sur l’échange, dans laquelle les aspirations, les besoins et les rythmes de vie sont pris en compte jusque dans la conception même des logements.

Explorer de nouvelles approches, s’ouvrir à des expertises plurielles et éclairer nos pratiques pour mieux appréhender les défis d’aujourd’hui et de demain, tels sont les objectifs du comité des parties prenantes d’OGIC créé dans le cadre de la mise en œuvre de notre raison d’être. Cette interview donne la parole à l’un de ses membres.

Lise Bourdeau-Lepage est docteure en économie, professeure de géographie et chercheuse au laboratoire Environnement Ville Société de l’Université Jean Moulin Lyon III.

Le temps d’une interview, elle partage avec nous ses observations sur des thèmes qui lui sont chers : la nature en ville, le bien-être, l’attractivité territoriale et l’expression spatiale des mécanismes sociaux.

Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur le bien-être en ville ?

Lise Bourdeau-Lepage. C’est en travaillant sur le processus de métropolisation de Paris que j’en suis venue à m’intéresser au bien-être. A l’époque, je voulais me pencher sur la façon dont vivaient les habitants de cette métropole et sur les inégalités socio-spatiales présentes en son sein. Une rencontre avec une collègue m’a décidée à prendre comme clef d’entrée de ces travaux le bien-être pour saisir ce que vivaient les citadins. 

C’est ainsi que le bien-être est devenu un thème central de mes recherches et que, peu à peu, ma palette méthodologique s’est élargie. En travaillant sur le bien-être, je me suis tournée vers des méthodes qualitatives où le sensible avait sa place, accordant de plus en plus d’importance aux perceptions et aux représentations des personnes. De cette manière, j’ai pu établir progressivement une liste d’éléments dont les individus ont besoin pour se sentir bien dans leur espace de vie, tout en révélant des disparités en termes de préférences.

Qu’est-ce qui vous intéresse plus particulièrement dans la fabrique de la ville ?

Lise Bourdeau-Lepage. La ville est pour moi le reflet spatial de notre société. Tout ce qui se passe en ville est lié à des mécanismes sociaux qui sont projetés dans l’espace urbain. Les inégalités d’un quartier ne sont pas propres à l’espace lui-même mais inhérentes à la société. Ces disparités peuvent être induites par le système économique, l’éducation, ou encore la diversité des préférences des personnes qui ont un impact direct sur la conception des villes. Pour changer la ville, il faudrait donc changer de modèle de société car il y a une rétroaction entre le spatial et le social. Et ce qui m’intéresse, c’est justement d’étudier les mécanismes entre les deux : comment nous agissons sur notre environnement et, à l’inverse, comment notre environnement agit sur nous.

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Comment évaluer le bien-être sur un territoire ?

Quand on aborde la notion de bien-être, il faut d’abord savoir de quoi on parle. Plusieurs approches coexistent en effet :

  • Le bien-être hédoniste est la recherche du plaisir maximal en toutes circonstances et l’évitement du déplaisir
  • Le bien-être eudémonique renvoie à une conception du bonheur qui passe par l’accomplissement personnel à travers des objectifs ciblés. Avoir une vie qui a du sens, progresser, atteindre les buts que l’on s’est fixés nourrissent par exemple ce sentiment.
  • Le bien-être objectif se traduit par la satisfaction des besoins de l’individu grâce à des ressources précises, comme l’accès à des services, et aux circonstances externes.
  • Le bien-être subjectif est lié à notre perception, nos préférences et nos expériences personnelles.
  • Le bien-être universaliste s’appuie sur des éléments intangibles qui permettent de l’atteindre, indépendamment des individus, de leur lieu et moment de vie.
  • Le bien-être relativiste dépend à l’inverse du contexte géographique et culturel.

Ces différentes manières d’appréhender le bien-être peuvent être complémentaires. En croisant l’approche objective et subjective, on peut ainsi dégager des grandes tendances. C’est ce que j’ai fait à travers l’élaboration d’un outil nommé Tell_Me. Il s’agit d’un jeu de cartes représentant 32 éléments territoriaux potentiellement constitutifs du bien-être comme l’accès aux services de santé, aux commerces, la qualité et l’entretien des espaces extérieurs, la possibilité de faire des rencontres, la sécurité des biens et des personnes ou encore un environnement sain et sans nuisance… Ces cartes permettent de déterminer quels éléments sont les plus importants pour les individus et s’ils sont présents ou non sur leur territoire. L’évaluation du bien-être permet alors de mesurer l’impact des politiques publiques et des aménagements.

Existe-t-il un urbanisme du bien-être ?

De plus en plus d’acteurs territoriaux s’intéressent à l’approche par le bien-être. C’est un début, mais on est encore loin d’un urbanisme centré sur l’humain, qui chercherait à connaître les préférences d’une population pour les traduire en éléments territoriaux et améliorer ainsi le bien-être de ces citadins. D’ailleurs, l’urbanisme du bien-être ne se réduit pas à répondre à la demande des individus. Une telle démarche nécessite de penser les effets des actions d’aménagement dans leur globalité et sur la durée, notamment en prenant en considération leurs effets environnementaux. C’est un urbanisme qui favorise l’échange, l’attention et l’épanouissement des personnes, tout en donnant accès aux éléments qui font consensus pour les citadins en termes de bien-être. Enfin, c’est aussi un urbanisme qui respecte l’environnement, les non humains et les écosystèmes.

A Lyon, la place de Francfort est un bon exemple de réaménagement qui répond à des enjeux environnementaux et sociaux. C’est un lieu de passage très fréquenté, près de la gare de la Part-Dieu, où plusieurs solutions ont été mises en œuvre pour améliorer le confort thermique et la qualité d’usage. Des essences végétales diversifiées ont été plantées et le sol a été recouvert d’un dallage particulier qui favorise le phénomène d’évapotranspiration des arbres en période de chaleur ou, à l’inverse, d’absorption de l’eau. Les cheminements ont aussi été repensés pour rendre cet espace public plus fonctionnel et accueillant. Pour moi, c’est un exemple d’aménagement urbain réussi qui a d’ailleurs fait l’objet d’une étude par le Cerema.

Image du Jardin des Orfèvres au Blanc-Mesnil.

La ville durable est-elle, selon vous, pourvoyeuse de bien-être ?

Je n’aime pas trop le terme de ville durable. Même s’il englobe les trois volets économique, social et environnemental, je préfère lui substituer celui de « ville douce » qui permet de dépasser une approche technique et productiviste du fait urbain. Dans la ville douce, l’humain est au cœur du développement, ce qui facilite l’alliance d’objectifs qui souvent paraissent incompatibles comme la prise en compte de la biodiversité au regard des impératifs économiques. Or, à mon sens, l’enjeu écologique est d’abord un enjeu économique : on peut changer les choses à condition que les règles économiques cessent d’être contraignantes.

La ville douce est ainsi un espace ouvert favorisant l’échange et la diversité à tous les niveaux : fonctions urbaines, biodiversité, catégories socio-professionnelles…. Elle est donc attractive et, comme le soulignait déjà l’économiste Richard Cantillon en 1755, désigne un lieu où les hommes se regroupent « pour être à portée de se voir souvent, et jouir d’une société agréable ». A ce titre, on peut voir dans la ville douce une nouvelle agora, dans laquelle la participation des habitants est centrale et leurs aspirations, besoins et rythmes de vie pleinement pris en compte. En cela, c’est une ville sensible qui remet les sens de l’homme à l’honneur, tient compte de son bien-être et de son appétence pour la nature.

Justement, quelle place occupe la nature dans la « ville douce » ?

Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue que l’homme fait partie de la nature. Aujourd’hui, la dichotomie ville/nature n’a plus lieu d’être et l’homme ne cherche pas, comme au Moyen Âge, à se protéger d’un environnement hostile en se réfugiant dans un espace urbain délimité. Au contraire, le désir de socialisation va de pair avec celui de nature et la ville douce permet justement de concilier les deux. Son aménagement est pensé pour favoriser les points de contact entre l’homme et la nature dont la fonction sociale et les vertus sur notre santé ne sont plus à démontrer. Le fait d’avoir du végétal en ville incite également à prendre soin de l’environnement, développe l’attention aux autres et répond à un besoin de contact physique dans un contexte où les échanges virtuels s’accentuent. Pour autant, on ne peut pas parler de symbiose homme/nature même si l’on cherche à tisser un lien plus étroit : certaines espèces végétales ou animales sont considérées comme indésirables par les citadins dans nos villes !

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Dans quelle mesure le confinement a-t-il questionné le rapport entre bien-être et habitat ?

Pendant la crise sanitaire, on s’est rendu compte que les logements n’étaient pas faits pour un usage prolongé : trop petits, souvent inadaptés pour y travailler tous les jours où y passer beaucoup de temps. Les citadins vivent en dehors de leur logement car la fonction des villes c’est l’échange : ils se déplacent, vont dans des cafés ou des parcs pour se rencontrer… Le logement est plus le lieu où ils passent leurs soirées et leurs nuits. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut les négliger. Des études sur le logement dans l’espace urbain ont mis en évidence plusieurs critères qui agissent favorablement sur le bien-être et la santé des occupants :

  • La lumière, en particulier dans la pièce à vivre où la présence de grandes baies vitrées est un atout ;
  • L’aération et la ventilation ;
  • L’ouverture sur l’extérieur, qu’elle soit procurée par un balcon, une terrasse, un jardin ou une belle vue ;
  • L’absence de nuisances sonores environnantes ;

A cela s’ajoute depuis le confinement la modularité des logements, avec notamment la possibilité d’avoir une pièce en plus pour s’isoler et travailler. Mais comment gagner cette surface supplémentaire ? En créant un studio qui serait loué pour loger ses invités dans les immeubles ? Il reste de la place pour l’innovation dans la manière de penser l’habitat et son évolution…

Comment concilier le besoin de nature, de lien social et de bien-être dans un contexte de densification urbaine et de crise du logement ?

La majorité de la population vit en ville. Si l’on place le bien-être et la santé au cœur des politiques d’aménagement, la question de la densification et de la crise du logement ne se pose pas de la même manière. La densité urbaine est un débat ancien : en associant les citadins aux choix d’aménagement et en les expliquant, ils seront mieux acceptés. De même, avant de se demander s’il faut construire plus et comment, il faudrait comprendre quels sont les mécanismes sous-jacents à la crise du logement pour pouvoir la résoudre en agissant au bon niveau et avec les bons moyens.

Au-delà, cela pose aussi la question de notre modèle de société. L’enjeu écologique est aujourd’hui pris en compte dans une perspective gradualiste, ce terme évoquant un changement progressif et en continu. A l’opposé, on a la thérapie de choc qui avait conduit à un changement rapide et radical de modèle économique en Pologne après la chute du mur de Berlin. Ce sont deux manières d’opérer des transitions et de concevoir notre société.

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Pourquoi avez-vous rejoint le Comité des parties prenantes d’OGIC ?

Je suis de nature curieuse, je me suis dit « pourquoi pas » (rires) ! J’avais envie de voir comment on conçoit des logements et de comprendre les contraintes auxquelles un promoteur doit faire face. En tant que chercheuse, ça me permet de me confronter à une réalité plus opérationnelle tout en partageant les résultats de mes recherches. Mon rôle d’universitaire est aussi de diffuser des connaissances et de participer à la vie de la cité.

L’approche d’OGIC correspond également à ma conception de l’urbain. Ses défis me parlent, et notamment la nécessité d’innover dans un contexte réglementaire plus contraint doublée d’une injonction de densification. Un promoteur doit aussi être en mesure de proposer des logements et espaces de travail de qualité, respectueux de l’environnement et abordables pour une diversité de population. Et puis, plus largement, de concevoir des bâtiments qui amènent un bien-être en milieu urbain.

Portrait de Une par ©Guillaume Voiseau