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Réhabilitation de friches industrielles : expérimenter une autre façon d’habiter la ville

La revitalisation des friches industrielles est devenue un enjeu majeur d’aménagement urbain. Idéalement situés en centre-ville, ces sites laissés à l’abandon apparaissent aujourd’hui comme l’une des solutions face à l’étalement urbain et à la pression démographique croissante. Pour Matthieu Poitevin, architecte frichier français, ces espaces représentent bien plus qu’une opportunité foncière : ils s’inscrivent dans une démarche d’écoresponsabilité, de mixité et d’inclusion sociale, indispensables pour construire une ville pérenne.

Raconter la ville rêvée à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Réhabilitation, technologies, art, biodiversité, mixité : nous donnons la parole à ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain.

La Belle de Mai est un quartier marseillais populaire chargé d’histoire. Lors de la révolution industrielle au XIXe siècle, la Belle de Mai est essentiellement peuplée d’ouvriers, dont beaucoup sont venus d’Italie pour y trouver du travail. Sur une surface de 12 hectares, surplombant la Belle de Mai, se trouve alors la Manufacture des tabacs, qui produisait jusqu’à 20% des Gauloises consommées en France au pic de son activité, dans les années 1960. La fermeture de l’usine, au début des années 1990, entraîne une inexorable dévitalisation du quartier, alors que les commerces ferment les uns après les autres et que le travail s’y fait rare.

C’est sur ce site historique que se dresse aujourd’hui la Friche la Belle de Mai, espace ouvert de vie et de culture qui polarise les énergies artistiques de tout un quartier. Un projet inédit par son ampleur – la Friche s’étend aujourd’hui sur quelque 50 000m², mais aussi par sa philosophie. Car la réhabilitation de friches industrielles ne répond pas seulement à un besoin croissant d’espace dans des centres urbains de plus en plus densément peuplés. La remise en état et la valorisation du patrimoine industriel, plutôt que sa démolition, s’inscrit également dans une démarche de développement durable. Une nouvelle forme d’aménagement urbain dont les atouts sont défendus depuis une vingtaine d’années par l’architecte frichier Matthieu Poitevin, fondateur de l’agence Caractère Spécial, à l’origine du projet de reconversion de la Friche la Belle de Mai.

Comment est né le concept de réhabilitation des friches industrielles ?

Matthieu Poitevin. Le concept a vu le jour en Allemagne il y a une trentaine d’années. A partir des années 1970, dans un contexte de densité urbaine croissante, l’idée de valoriser le patrimoine industriel émerge et prend de l’ampleur aux États-Unis, notamment. Les premières friches, qu’on appelait plutôt « factory » ou « fabrik », accueillent alors des mouvements de contre-culture portés par les artistes. Ces derniers sont toujours à l’origine de ces projets ; d’ailleurs, si l’on s’intéresse à l’aspect architectural des friches, elles se calquent sur le modèle new-yorkais des « lofts » très prisés par les artistes pour leurs grands espaces ouverts et lumineux, aux possibilités d’usage infinies. Dans le cas des friches industrielles, les artistes se réapproprient ces espaces abandonnés qui stimulent leur imaginaire : ils y habitent parfois et les transforment en lieux d’émotion et de spectacle.

Qu’en est-il de ce type de projets en France ?

Matthieu Poitevin. En France, la Friche la Belle de Mai, ouverte au public depuis 1992, est un projet précurseur. Le groupe d’artistes qui en est à l’origine s’est adressé à la municipalité pour faire de l’ancien site de la manufacture des tabacs de la Seita un lieu de vie officiel. Aujourd’hui, la Friche la Belle de Mai s’étend sur une surface de 120 000 m² ! Si les projets de réhabilitation de friches industrielles se développent aujourd’hui à vitesse grand V, à l’époque, ce type de réalisation est encore assez rare. Il y a encore cinq ans, la plupart des friches étaient détruites, rayées de la carte ; désormais, elle se structurent et se professionnalisent.

Comment conçoit-on un projet de friche ?

Matthieu Poitevin. La première question que l’on doit se poser quand on conçoit un projet de friche, c’est comment y accueillir l’inattendu : une friche doit pouvoir évoluer, grandir, s’adapter à la vie qui va y être vécue et aux histoires qui y seront racontées, sans poser de limites à l’imaginaire. C’est une philosophie qui change radicalement la donne par rapport à une construction ou une réhabilitation urbaine plus « classique ». Une friche industrielle ne se conçoit pas en suivant un programme : la matière première d’un tel projet, c’est le temps. Ces lieux se structurent très souvent au fil de l’eau, en fonction des opportunités offertes par les collectivités et les villes.

Dans le cas de la Friche la Belle de Mai, nous avons commencé par la conception d’une salle polyvalente ; puis, ce n’est qu’un peu plus tard que nous avons construit le restaurant. Lorsque Marseille a été désignée en 2008 capitale européenne de la culture pour 2013, notre projet a pris de l’ampleur. L’événement a servi d’accélérateur, avec 17 millions d’euros de travaux débloqués à cette occasion et l’ambition d’y proposer de nouveaux projets dédiés aux arts visuels et aux spectacles vivants. La Tour-Panorama, nouvel espace de 4 000 m² de diffusion pour l’art contemporain, a ainsi pu ouvrir au public.

La matière première d’un projet de friche industrielle, c’est le temps.

Matthieu Poitevin, architecte frichier, Caractère Spécial

A quels enjeux d’urbanisation les friches sont-elles en mesure de répondre ?

Matthieu Poitevin. En matière d’urbanisation, la vérité d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Les villes doivent se préparer à une pression démographique forte et à des mouvements migratoires de grande ampleur. Demain, certaines villes dépasseront les 80 millions d’habitants ! Il apparaît donc essentiel d’imaginer une façon de rendre la ville plus accueillante, mais aussi capable de se transformer. Et c’est justement ce principe qui guide le développement des friches urbaines : à une réflexion centrée sur l’architecture des lieux se substitue la volonté de créer un lieu collectif et évolutif, que chacun va être en mesure de s’approprier. Les friches ont également à cœur d’accueillir les publics les plus fragiles, en particulier dans le contexte migratoire actuel. Pour moi, un projet immobilier ne doit jamais se réduire à une question de rentabilité, il faut le concevoir comme un espace vecteur de solidarité et d’entraide.

Dans le cas de la Friche la Belle de Mai, c’est tout un quartier qui a bénéficié d’une nouvelle dynamique de vie. La réhabilitation de cette ancienne manufacture de tabac, située tout près de la gare de Marseille-Saint-Charles, a permis en quelques années de transformer un quartier laissé à l’abandon en un lieu de mixité et de rencontre. Demain, ce sont 140 hectares accolés au site qui feront l’objet de nouveaux projets urbains !

Ce qui est essentiel, c’est d’imaginer une façon de rendre la ville plus accueillante.

Matthieu Poitevin, architecte frichier, Caractère Spécial

Quel avenir pour les friches industrielles ?

Matthieu Poitevin. Un avenir prometteur, sans aucun doute. Si les projets de friches industrielles sont encore rares, un nombre croissant d’acteurs du secteur partage avec nous cette conviction que pour être viable, un projet immobilier doit être à la fois évolutif, mixte et durable. Ils sont donc de plus en plus nombreux à accepter d’expérimenter ces nouvelles façons d’habiter la ville. Un autre point fort des friches industrielles est la prise en compte des préoccupations écologiques et sociétales. Il y a vingt ans, on entendait rarement parler de développement durable dans la conception des projets d’architecture et d’urbanisme ; aujourd’hui, c’est une exigence pour l’ensemble des acteurs de la ville.

C’est donc une opportunité à saisir pour les défenseurs des friches urbaines, qui ont fait de ces questions cruciales le socle de leur philosophie. D’une part, préférer la réhabilitation à la démolition ; d’autre part, intégrer sur ces sites de véritables réservoirs de biodiversité, aussi bien plantes qu’animaux, au cœur de l’espace urbain. Enfin, promouvoir le développement de lieux aux usages multiples et ouverts à toutes les disciplines possibles.

 

Crédits photos : ©Caroline Dutrey, ©Charlotte Dupenloup, ©Sébastien Normand.