OGIC #

« La biodiversité est le thermomètre de la qualité de nos lieux de vie »

Comment préserver la biodiversité urbaine dans un contexte de changement climatique ? Alors que de nombreuses espèces végétales et animales disparaissent, sur tous les continents, la question de la résilience écologique des villes se pose de manière accrue. Pour Frank Derrien, écologue depuis 2012 et auparavant paysagiste DPLG et responsable de bureau d’étude, la biodiversité urbaine est un thermomètre dont les variations indiquent le degré d’altération des écosystèmes. Sa mission ? Accroître la fonctionnalité écologique des programmes immobiliers pour créer des lieux de vie favorisant l’épanouissement des habitants en harmonie avec leur environnement. Rencontre.

Raconter la ville idéale à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Biodiversité, urbanisme, mixité : nous donnons la parole à celles et ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain dès aujourd’hui.

Selon l’ONU, près de 70 % de la population mondiale vivra en ville d’ici 2050 : comment concilier développement urbain et préservation de la biodiversité ?

Frank Derrien. En ville, la pression principale est l’artificialisation des sols. Quand on y pense, les atteintes sont nombreuses : pollutions diffuses, déboisement, bétonisation, fragilisation des habitats naturels, imperméabilisation, uniformisation, fragmentation… Les sols perdent en résilience et ne sont plus capables de faire face aux changements climatiques. Pour restaurer ou créer de la biodiversité, il faut donc faire exactement l’inverse, c’est-à-dire dépolluer, reboiser et consolider les habitats naturels.

À lire aussi

Renaturation : comment recréer une terre fertile dans les villes ?

Pour autant, la biodiversité n’est pas un « objet » à préserver par générosité envers les autres êtres vivants mais bien parce qu’elle est un maillon essentiel de la vie sur Terre. Elle offre des services irremplaçables mais repose sur un équilibre fragile qui peut facilement être altéré. La hausse de la température globale a par exemple d’importants impacts au quotidien. Des épisodes répétés de sécheresse ont notamment contraint la ville de Berlin à abattre et remplacer des milliers d’arbres ces dernières années. Indispensables pour garder la ville au frais, ces arbres dépérissent face au manque d’eau et à la forte réverbération de la chaleur caniculaire.

Ce n’est malheureusement pas un cas isolé. En 2022, Lille a connu des températures similaires aux normales saisonnières de la ville de Pau enregistrées entre 1991 et 2020 tandis que Paris se rapprochait d’Albi et Perpignan d’Athènes. À ce rythme, la végétation risque de dépérir avant de pouvoir s’adapter et elle ne pourra plus remplir son rôle de régulateur thermique. D’où la nécessité pour les villes de prendre en compte le plus tôt possible ces enjeux pour créer des lieux de vie à-même de faire face dans la durée à de tels bouleversements.

Un projet immobilier peut-il selon vous favoriser la biodiversité urbaine ?

La biodiversité urbaine couvre de nombreuses formes de vie qui interagissent entre elles au sein d’un écosystème. Via ses différentes composantes (faune, flore, environnement physique), ce dernier assure plusieurs fonctions écologiques indispensables aux populations comme la pollinisation, l’épuration naturelle des eaux ou encore l’alimentation.

À l’échelle d’un programme immobilier, favoriser la biodiversité urbaine revient à intervenir très en amont afin de mesurer et quantifier l’état écologique du foncier, déterminer les enjeux et les intégrer dès la conception du projet.

Frank Derrien, écologue

Concrètement, il s’agit de réintroduire partout où cela est possible des sols avec de l’eau, de l’air, de l’humus, des biotopes enrichis pour créer des cortèges faune-flore, du végétal aux strates diversifiées pour fortifier l’écosystème, des connectivités pour faciliter les échanges entres les espèces. Y compris dans des milieux très artificialisés. C’est donc un travail de fond à mener en parallèle et en complément de l’architecte et du paysagiste pour consolider les dynamiques à l’œuvre et assurer un équilibre entre le vivant et le bâti.

De quels outils disposez-vous pour appréhender la biodiversité à l’échelle d’un projet immobilier ?

Auparavant paysagiste, je suis devenu écologue pour accompagner des entreprises sur les enjeux de la biodiversité. Dans le secteur de la promotion immobilière, cela se traduit notamment par l’obtention du label BiodiverCity® qui atteste la qualité écologique des projets.

L’étape la plus importante, c’est l’évaluation du site en amont du projet. La biodiversité et son évolution sont complexes à appréhender, contrairement aux conditions naturelles favorisant son essor qui elles sont bien connues.

Pour la mesurer, je m’appuie sur une solution que j’ai créée en 2011 : ProfilBiodiversité. À travers des cartographies thématiques en deux ou trois dimensions, cet outil permet de déterminer l’état écologique initial d’un projet et les marges de progression possibles pour réhabiliter le fonctionnement des sols et des écosystèmes qui leur sont liés. Sont-ils pollués ou non ? Comment retrouver des sols fonctionnels ? Comment valoriser l’existant de la parcelle ? Quelles espèces sont présentes sur le site et susceptibles de s’y développer ? En d’autres termes, comment élaborer un projet intégrant une réelle qualité écologique ?

Comme l’a souligné Patrick Blandin, professeur émérite du Muséum national d’histoire naturelle, dans son étude De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, il est en effet primordial de consolider la dynamique de résilience des écosystèmes et d’assurer la durabilité de leur fonctionnement – deux ingrédients qui ont fait le succès du vivant depuis des milliards d’années !

Concrètement, en quoi consiste votre rôle à chaque étape des projets immobiliers ?

Les résultats fournis par l’outil ProfilBiodiversité me permettent de croiser des données, faire des tests et des simulations à partir desquels le parti écologique du projet va être défini. Au même titre qu’il existe un parti architectural, il y a aussi un parti écologique propre à chaque projet que les concepteurs doivent s’engager à respecter dans la durée. C’est en quelque sorte sa ligne directrice, avec des points saillants qui le distinguent des autres dans la manière dont il intègre les enjeux écologiques.

Et cette approche est nécessairement systémique. Par exemple, le projet du Domaine du Parc à Ville-d’Avray tient compte de l’artificialisation des sols, la régulation thermique, la gestion de l’eau, le stockage du carbone ou encore la superposition de trames favorables à la biodiversité pour accroître la fonctionnalité et l’adaptabilité des écosystèmes.

Pendant le chantier, mon rôle consiste ensuite à veiller à la bonne traduction ou adaptation de ce parti écologique en vue, notamment, d’obtenir le label BiodiverCity® qui atteste d’une réflexion approfondie menée sur les enjeux de biodiversité. Ce label garantit qu’ils sont bien intégrés dans le projet et que ce dernier participe au développement d’un maillage écologique favorable à la présence d’une faune et d’une flore locales.

Dans ce cadre également, je mène un travail de fond auprès des équipes et des futurs usagers pour les sensibiliser à la manière de faire perdurer les écosystèmes ainsi préservés ou créés. En d’autres termes, je suis présent jusqu’à la livraison du chantier même si la biodiversité continuera de s’enrichir longtemps après mon intervention : la nature possède sa propre autonomie, l’important est d’accroître les conditions d’accueil du vivant.

À lire aussi

Label BiodiverCity : en quoi consiste-t-il pour les projets immobiliers ?

Comment prenez-vous en compte l’existant dans un projet immobilier ?

La plupart du temps, des arbres sont déjà présents sur les terrains où les projets vont s’implanter. Ces espèces peuvent être là depuis des dizaines d’années et ont donc l’avantage d’être plus anciennes que tous les arbres que l’on pourra planter. D’où l’importance d’intervenir le plus en amont possible du projet pour tisser au maximum avec ce qui existe sur place ou à proximité immédiate.

Ceci étant dit, conserver l’existant est une première étape mais ce n’est pas toujours possible. Les choix sont alors guidés par des critères phytosanitaires : en réalisant des diagnostics, on peut connaître l’état physiologique d’un arbre, savoir s’il est malade ou n’a plus une très longue durée de vie devant lui pour décider, selon le cas, de le remplacer par de nouveaux arbres sains. Ce sont des critères à prendre en compte dans la conception du projet qui doit pouvoir démontrer une réelle qualité écologique, reconnue par un label comme BiodiverCity®.

Comment parvenir à créer un « bon » équilibre entre le vivant et le bâti ?

Il s’agit selon moi d’un travail à la fois quantitatif – de quelle surface d’espaces extérieurs dispose-t-on ? – et qualitatif – est-il possible de développer une nature « amplifiée » pour mieux connecter les usagers à leur environnement ? Ce qui est réalisé à l’échelle d’un programme immobilier doit en effet être pensé selon une logique de fonctionnalité et de réseau écologique tout en prenant en compte les spécificités locales.

 

Pour reprendre l’exemple du projet du Domaine du Parc, qui a été labellisé BiodiverCity® Niveau performant en février 2023, l’idée est de travailler sur la superposition de différentes trames pour créer des conditions favorables à la biodiversité :

  • Les trames vertes correspondent aux strates végétales qui peuvent être des herbacées, des arbustives et des arborées, suivant une logique de complémentarité entre les espèces et d’adaptation aux usages (lieu accessible ou non, espace de repos ombragé, etc.).
  • Les trames bleues représentent tout ce qui est humide, comme des étangs, des mares ou encore des fossés.
  • Les trames brunes matérialisent le sol utile, c’est-à-dire la continuité des espaces en pleine terre.
  • Les trames noires indiquent les zones éclairées ou non et donc la pollution lumineuse.

Chacune de ces trames est bénéfique pour la biodiversité, avec un effet accru lorsqu’on parvient à les combiner. Plus on introduit de diversité dans le choix des espèces, au sein d’une même espèce et en termes d’écosystèmes, plus la biodiversité se développera par la suite.

Ces enjeux écologiques influencent bien sûr le programme immobilier, son implantation, qui doit être pensée dans le sens d’une imbrication entre le bâti et le vivant. On ne cherche pas à avoir la nature d’un côté et le bâti de l’autre mais bien à créer un ensemble cohérent et interconnecté dont le gage de réussite est la présence et la multiplication d’espèces. Comme j’aime à le souligner, la biodiversité est le thermomètre de la qualité de nos lieux de vie !

Quels sont les avantages de cette proximité avec le vivant ?

Outre un cadre de vie protecteur, qui réduit par exemple l’intensité des îlots de chaleur, l’idée est de reconnecter les habitants à la nature par l’action.

Jardiner, composter, se réunir, voir des oiseaux… ces actions peuvent paraître anecdotiques à première vue alors qu’elles permettent de réduire l’éco-anxiété et agissent donc sur le bien-être. Cela passe par différentes étapes : tout d’abord, les usagers doivent comprendre ce qu’on a fait pour eux au niveau du programme immobilier. Pourquoi il y a une prairie à tel endroit, des nichoirs à tel autre ? Cette compréhension doit ensuite susciter l’envie de participer et de s’impliquer à son tour dans cette dynamique en se réunissant et en devenant acteur de la préservation de la biodiversité. Puis il y a le stade ultime, celui où l’on est amené à comprendre notre impact sur l’écosystème et à adopter des comportements plus vertueux comme le zéro déchet en observant que dans la nature ce qui est déchet pour l’un devient immédiatement ressource pour l’autre.

À Ville-d’Avray, nous avons par exemple installé des nichoirs à oiseaux et des abris particuliers pour répondre aux besoins d’habiter, de se nourrir et de se reproduire d’espèces cibles. Pris isolément, ces équipements n’ont que peu d’impact pour démontrer qu’un travail de fond a été réalisé sur la biodiversité. En revanche, s’ils permettent de sensibiliser, de questionner et de pousser les usagers à l’action, ils participent alors d’une démarche plus globale et positive.

Cette approche est aussi au cœur du label BiodiverCity® dont trois axes sur quatre visent à sensibiliser et mettre dans l’action le porteur de projet et les usagers. À ce titre, OGIC fait partie des promoteurs exemplaires qui systématisent la prise en compte des enjeux de biodiversité dans les programmes immobiliers.

À quoi ressemble pour vous la ville idéale ?

C’est une ville qui protège et nourrit, avec des sols vivants et des espaces verts autonomes – et non « sous perfusion » avec un arrosage automatique forcément fragile – qui fonctionnent en écosystème. Une ville poreuse, ombragée et diversifiée, où les paysages se renouvellent presque d’eux-mêmes et s’adaptent en permanence pour répondre aux enjeux du changement climatique et aux besoins des habitants. Le défi aujourd’hui est de favoriser l’essor de la biodiversité urbaine, témoignant de lieux de vie durables et pérennes.