OGIC #

“Nous voulons créer le GIEC du comportement humain”

Derrière le dérèglement climatique, un dérèglement des comportements humains ? Pour Jacques Fradin, docteur en médecine et spécialiste des thérapies cognitives, le facteur humain est aujourd’hui le dénominateur commun de la destruction des écosystèmes : 8 Français sur 10 se disent inquiets du réchauffement climatique, mais combien passent à l’action ? Face à ce blocage, un collectif de scientifiques appelle à la création d’un GIEC du comportement humain. Rencontre.

Raconter la ville idéale à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Biodiversité, urbanisme, mixité : nous donnons la parole à celles et ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain dès aujourd’hui.

Comment les sciences du comportement peuvent-elles favoriser l’action face au réchauffement climatique ? 

Jacques Fradin. On entend souvent que « le climat se réchauffe » mais il ne se réchauffe pas tout seul. Le problème, c’est l’humain ! L’importance de ce facteur est tout à fait mésestimée, alors qu’il est au cœur des transitions durables : nous ne pourrons relever le défi du dérèglement climatique sans faire évoluer l’humain et la manière dont nous coopérons les uns avec les autres.

Les ONG environnementales s’y sont heurtées : toutes pensaient que le partage des connaissances alarmantes sur le climat suffirait à déclencher le changement, mais ce n’est pas le cas. L’erreur est d’avoir cru que l’humain réagirait collectivement de manière rationnelle, alors que ce “facteur humain” dont nous parlons est bien plus complexe dans son fonctionnement.

Pour changer la donne, je suis convaincu que les sciences du comportement ont un rôle à jouer : il nous manque un pan de connaissances opérationnelles sur la manière dont nous fonctionnons. Nous avons besoin d’une révolution des comportements et cela commence par savoir comment notre cerveau fonctionne, autrement dit : connais-toi toi-même ! C’est si important à mon sens que je pense que cela devrait figurer au programme des écoles, pour comprendre les bases du fonctionnement de notre cerveau et donc de nos biais. Une première étape pour apprendre certains moyens de les surmonter.

C’est la raison pour laquelle nous appelons à la création d’un GIECO, le GIEC du comportement humain ou Groupe International d’Experts sur les Changements de Comportement. Nous souhaitons faire pour les sciences du comportement ce que le GIEC a fait pour le climat et l’OMS pour la santé. Le GIECO aura une mission ambitieuse et urgente : biologistes du comportement, neuroscientifiques, comportementalistes, sociologues, pédagogues, managers, etc. nous cherchons à réunir les meilleurs spécialistes internationaux des multiples disciplines concernées pour agréger, croiser puis partager notre savoir commun afin de proposer des mesures concrètes pour une société durable et, pour cela, nécessairement désirable et équitable, à destination de la société civile. Notre objectif est donc à la fois scientifique et sociétal.

Quel est le rôle des biais cognitifs dans les freins à l’action environnementale ? 

Je préférerais d’abord parler de leur origine, car nos biais viennent de loin : de notre évolution !

L’être humain a toujours évolué en s’adaptant à son milieu : dans la nature, la vie se joue à chaque instant et nous devions sans cesse craindre la menace très immédiate d’un prédateur, d’un accident, de la météo ou le risque de ne pas trouver de quoi manger. Notre survie est ainsi une préoccupation tout à fait immédiate, où le court terme l’emporte. 

Avec notre impact collectif désormais majeur sur le climat, c’est la même chose ! Notre cerveau sait penser au futur mais sa priorité reste l’instant. Pour penser à l’avenir, il faut lutter contre cette tendance de notre mental à réagir vite et de manière impulsive/instinctive plutôt que réfléchie. Comme le dit avec humour le psychologue Olivier Houdé : “Pour bien penser il faut parfois… inhiber son cerveau !”

“L’homme sait penser au futur mais sa priorité, c’est l’instant !”

Jacques Fradin

En somme, débrancher nos réactions automatiques, c’est réussir à remettre en question les évidences de nos sens, de notre compréhension automatique des choses et même de nos modes de pensées. Autrement dit : nos biais cognitifs au sens très large du terme.

A mon sens, comprendre ce qui se joue ici est très fécond pour lutter contre les freins à l’action environnementale et bien d’autres blocages du développement humain !

Comment réussir à dépasser ces biais et accélérer la transition écologique ? 

Il y a une différence considérable entre les 72% de la population qui est inquiète face au changement environnemental, et ceux qui agissent vraiment en conséquence. Nous assistons à une dissonance émotionnelle et cognitive entre la conscience environnementale et le passage à l’action. C’est la raison pour laquelle la prise en compte de nos biais fait partie des leviers de changement. Selon moi, elle en est même le cœur.

Nous le constatons par exemple avec Humans Matter, l’un des membres de l’Alliance pour le GIECO qui a créé la Fresque du Facteur Humain, un atelier qui propose une pédagogie simplifiée de connaissances sur les biais cognitifs et des leviers universels de changement de nos comportements. Quand nous partageons une telle expérience en groupe, nous apprenons à examiner nos biais cognitifs, à nous aider les uns les autres à prendre du recul et de la hauteur sur le sujet considéré : un des participants va par exemple dire à un autre : « Je ne comprends pas ce que tu veux me dire, explique-moi mieux, illustre-moi, fais-moi sentir les choses ». C’est un travail de “dé-biaisage” cognitif et un bel exemple de ce que nous devons faire collectivement avec des méthodes qui dérivent des approches et thérapies cognitivistes. 

Changer le monde, nous savons le faire : les GAFAM l’ont fait en dix ans pour rendre accessibles et utiles les produits et services du numérique, saurons-nous le faire pour notre survie collective ? Ces 5 entreprises n’ont pas hésité à s’entourer de comportementalistes en utilisant ce qu’on appelle l’ergonomie cognitive (le plug and play, le friendly, faciliter l’accès à la connaissance, etc.), autrement dit, l’optimisation des processus de notre cerveau. 

Pour changer les comportements face à l’environnement, doit-on utiliser les émotions négatives ou positives ?

Essentiel en effet ! L’être humain fait face sur ce point à un des paradoxes les plus cruciaux de notre fonctionnement.

D’un côté, son meilleur moteur de changement durable est de croire que quelque chose de positif va advenir – alors qu’il rechigne à bouger face à une information négative, perçue comme une contrainte que l’on cherche à contourner ou oublier. Mais de l’autre, comme nous l’avons vu, sous stress notamment, le cerveau humain est davantage attentif à ces informations négatives. Le résultat ? Une disposition universelle qui tend à favoriser les blocages individuels et plus encore collectifs : nous voulons changer parce que quelque chose nous inspire, mais de nombreux signaux nous font peur et nous entravent.

À lire aussi

Vaincre la résistance au changement, une clé de la transition écologique ?

Pour changer cela et prévenir ce stress naturel face à l’inconnu, il faut créer de la confiance collective ! Il est très facile de créer des peurs de masse, les mouvements de paranoïas ne manquent pas dans l’histoire… ni sur Internet comme on peut le voir aujourd’hui. Mais réussir à créer ce que j’appellerais des “biais de coopération” est bien plus difficile et nécessite notamment une exemplarité de “leaders” qui joint les actes à la parole. 

Justement, comment favoriser la coopération dans un groupe ? 

Une des clefs profondes de la coopération, c’est assurément l’empathie, qui permet d’apprendre à accepter sinon accueillir l’autre dans ses différences – et donc passer d’une “pensée divergente” vers une “pensée convergente”. Un exemple très simple : si vous placez des points d’interrogation dans votre discours de manière régulière, vous ne créez pas la même chose qu’avec des points d’exclamation. 

Lors d’une formation sur la sécurité en entreprise, j’avais demandé aux participants de nous proposer un ou plusieurs articles intéressants sur le sujet et l’un d’eux, qui avait pour titre “Stupide !”, proposait un véritable recensement du bêtisier quotidiennement observable sur le terrain. Tout le monde était d’accord pour dire que “tout était vrai” ou à s’exclamer : “Comment peuvent-ils commettre de telles bêtises malgré tout ce qu’on leur explique !” Après une pause, je leur ai proposé de relire l’article mais en imaginant que le titre était devenu “Stupide ?”. En le relisant et s’interrogeant sous cet angle de vue, ils se sont rendu compte que ce bêtisier n’illustrait peut-être pas seulement pas l’imbécilité des utilisateurs, mais un certain nombre de problèmes en amont dans les protocoles… Bref, certaines consignes ou mises en situation n’étaient pas adaptées aux modes de fonctionnement d’un cerveau humain, d’où le caractère répétitif des erreurs. À partir de là, les participants à la formation ont réfléchi aux manières d’améliorer leur organisation ! 

Conclusion, le point d’exclamation ferme davantage sur des certitudes tandis que le point d’interrogation nous ouvre au dialogue et à la créativité : c’est le début de la coopération et plus largement de l’intelligence collective. Dans un groupe, la coopération est séquencée en plusieurs phases où toutes les postures trouvent leur place “le moment venu”, un séquençage que l’on retrouve par exemple dans la méthode des 6 chapeaux du psychologue Edward de Bono.

Quelle place occupe les “nudges” dans cette révolution des comportements ? S’agit-il d’une forme de manipulation ?

Ce qui nous manipule… ce sont d’abord nos biais. Un nudge est pertinent quand il nous aide à prendre du recul pour mieux agir, qu’il informe nos décisions, développe notre lucidité, notre créativité, notre esprit critique, nos capacités d’agentivité et de coopération.

La réduction de la résistance au changement est d’abord un changement de posture mentale, qui favorise et valorise plus largement nos adaptations et initiatives plus que nos seules performances immédiates. A mon sens, tout cela ne diminue pas notre esprit critique mais l’augmente. 

À quoi ça ressemblerait votre ville idéale ?

Une ville qui incite et accompagne les bons comportements ! 

C’est tout d’abord une facilitation concrète et économique des attitudes et choix solidaires et éco-responsables. C’est aussi une lecture facile et intuitive des impacts de nos actes quotidiens, par des marqueurs abstraits (comme des QR codes…) pour guider nos actes d’achat mais aussi par une valorisation des impacts positifs concrets sur notre espace de vie. 

Collectivement, c’est favoriser la coopération, la mutualisation, où les investissements pour l’intérêt général ou à l’inverse les coûts cachés environnementaux, sociaux, sanitaires sont intégrés dans les indicateurs, les coûts et frais de fonctionnements, les rémunérations…

C’est un nouveau monde qu’il nous faut construire en prenant soin de faire se croiser toutes les disciplines, comme nous souhaitons le faire au GIECO. Un tel changement, nous en avons montré l’exemple lors de la crise du COVID, mais là c’était du court terme… il faut faire la même chose (et bien mieux) avec le climat !