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« Ma ville idéale est complexe, diverse et imparfaite »

Observer la ville d’hier et d’aujourd’hui pour déterminer à quoi elle ressemblera demain et imaginer de nouvelles stratégies de développement du territoire. Telle est toute l’ambition portée par l’École Urbaine de Lyon. Plus de la moitié de l’humanité vit dans un centre urbain. À cet égard, il est désormais essentiel de faire émerger des villes durables et plus résilientes. Rencontre avec Michel Lussault, son directeur, à la croisée de l’Histoire, de l’anthropologie et de la géographie, pour mieux comprendre les défis mondiaux liés à l’urbanisation.

Raconter la ville rêvée à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Réhabilitation, technologies, art, biodiversité, mixité : nous donnons la parole à ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain.

En 2007, pour la toute première fois dans l’Histoire, le taux d’urbanisation mondial a atteint les 50%. Plus qu’un seuil symbolique, c’est une rupture majeure pour l’humanité, résultat d’une phase d’urbanisation exponentielle, débutée dès la première révolution industrielle. Le pic de l’accélération intervient entre 1950 et 2018 : la population urbaine passe alors de 751 millions à 4,2 milliards. D’ici à 2050, ce sont 2,5 milliards d’individus supplémentaires qui devraient rejoindre les villes, pour un taux global d’urbanisation estimé à 68%.

Pour Michel Lussault, géographe, Professeur d’études urbaines à l’École Normale Supérieure de Lyon (ENS) et directeur de l’École Urbaine de Lyon (EUL), nous avons basculé dans une nouvelle ère, celle de l’urbain anthropocène. L’urbanisation fonctionne désormais comme un système d’organisation global pour notre planète : c’est là l’hypothèse que défend depuis 30 ans le chercheur et spécialiste de géographie urbaine. Partout – et pas seulement dans les villes – l’urbanisation a transformé durablement nos sociétés et nos paysages. Elle est aussi à l’origine des grands déséquilibres auxquels doivent faire face nos sociétés. Explications et regards sur l’avenir des villes avec Michel Lussault.

L’École Urbaine de Lyon que vous dirigez explore un nouveau champ de recherche, celui de « l’urbain anthropocène ». De quoi s’agit-il ?

Michel Lussault. L’École Urbaine de Lyon (EUL), créée en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir (PIA2) par le Commissariat Général à l’Investissement (CGI), est un projet interdisciplinaire expérimental de recherche autour de l’Anthropocène. Sous ce concept scientifique, on désigne toute la période moderne impactée par les conséquences des activités humaines sur la biosphère. L’EUL s’intéresse plus particulièrement aux liens entre l’urbanisation et le changement global que nous connaissons aujourd’hui : changement climatique, crise de la biodiversité et extinction des espèces, modification du métabolisme des sols et des océans. Notre hypothèse est que l’urbanisation globalisée de la Terre est un vecteur majeur de ce changement, en tant que processus systémique créant des besoins et des activités fortement émetteurs de gaz à effet de serre. Toute notre démarche consiste donc à observer le développement des villes, en analyser les évolutions au fil du temps, pour identifier les problèmes et enfin imaginer d’autres manières de concevoir la ville.

« L’Anthropocène désigne toute la période moderne impactée par les conséquences des activités humaines sur la biosphère. »

Michel Lussault, géographe, Professeur d’études urbaines à l’École Normale Supérieure de Lyon (ENS) et directeur de l’École Urbaine de Lyon (EUL)

Qu’entendez-vous par « processus systémique » ?

Michel Lussault. Ma conviction, c’est que l’urbanisation ne doit pas être réduite à un phénomène démographique ou territorial. En fait, l’urbanisation a profondément transformé nos modes de vie, que l’on habite la ville ou la campagne. Habiter en zone rurale implique d’être relié au système urbain pour des besoins matériels, financiers, professionnels ou tout simplement téléphoniques. Ce maillage concerne toutes les sociétés et, d’une certaine manière, nous sommes donc plus ou moins tous urbains aujourd’hui.

Où en sont les villes aujourd’hui ?

Michel Lussault. Elles sont soumises à des tensions très fortes et à une crise multifactorielle extrêmement complexe, particulièrement depuis 2008. Sur le plan social d’abord : avant 2008, les recherches indiquaient que l’urbanisation avait légèrement fait baisser le taux de très grande pauvreté. Mais depuis la crise économique, de nombreuses voix remettent en cause cette théorie dite du ruissellement. L’ouvrage de Thomas Piketty (Le Capital au XXIe siècle, 2013, Éditions du Seuil), qui a rencontré un succès mondial, en est une bonne synthèse : l’heure est au creusement des inégalités et à l’accumulation de richesses par une minorité, bien souvent urbaine. Une forme de ségrégation géographique dans l’enceinte même des villes matérialise cette fracture. A la question sociale vient s’ajouter le défi environnemental, qui concerne tout particulièrement les villes. Pollution, insuffisance des ressources, vulnérabilité aux catastrophe naturelles, îlots de chaleurs, biodiversité sont autant de grands défis auxquels les gouvernements urbains sont aujourd’hui sommés de répondre.

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Y’a-t-il des exemples de réussite qui ont retenu votre attention ? 

Michel Lussault. Il y a beaucoup d’expérimentations intéressantes à travers le monde, avec l’ambition de répondre au défi environnemental et d’impliquer les citoyens pour construire un espace urbain inclusif. L’exposition « Constellation.s », proposée par le centre d’architecture Arc en rêve, donne à voir des dizaines de ces « nouvelles manières d’habiter le monde » sur tous les continents. Plus largement, les pouvoirs publics, les acteurs locaux, mais aussi les organisations internationales se mobilisent pour faire bouger les choses et relever les défis de la ville de demain. Les villes scandinaves et néerlandaises sont souvent à l’avant-garde, à l’image de Copenhague ou d’Oslo, qui ont développé une forme d’« urbanisme bienveillant ».

La smart city fait-elle partie des solutions pour construire des villes plus durables ?

Michel Lussault. Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut plus considérer la smart city comme la solution miraculeuse. Cette ville intelligente qui promettait, grâce au traitement des données, d’optimiser la circulation des flux, s’avère bien peu compatible avec les défis environnementaux et le développement durable. Énergivore et consommatrice de terres rares, la smart city « 1re génération » n’est donc plus désirable. D’un autre côté, on estime que les technologies numériques connectées et l’intelligence artificielle pourraient optimiser la consommation des ressources ou permettre une meilleure gestion de la biodiversité grâce à des capteurs. Connecter des logements pour minimiser leurs dépenses énergétiques en est un exemple. La smart city doit donc résoudre cette tension pour advenir de manière responsable. Si les dispositifs technologiques nous permettaient de nous diriger vers une « cité apprenante » dont les habitants progresseraient dans leurs propres usages, on ferait émerger un cycle vertueux. Il faut à mon avis passer à une troisième étape de la smartness : les technologies du smart doivent avant tout contribuer à faire naître une démocratie urbaine inclusive et plus participative.

A quoi ressemble votre ville rêvée ?

Michel Lussault. Mon modèle de ville rêvée n’a rien de l’utopie et n’est pas une ville idéale. Au contraire, ma ville rêvée serait plutôt une ville imparfaite ! Bien-sûr, j’aimerais voir advenir une ville plus efficace sur le plan fonctionnel, plus attentive à l’environnement et irréprochable sur le plan démocratique. Il faut évidemment réviser nos aménagements urbains, recycler nos bâtiments, composer des espaces résilients, repenser la gestion de l’eau, la diffusion de l’énergie et la biodiversité, réintégrer des aires agricoles et décarboner nos mobilités. Beaucoup d’initiatives demandent encore à être lancées. J’aime aussi l’idée d’une ville complexe et diverse, où la technologie la plus sophistiquée cohabiterait harmonieusement avec des façons d’habiter plus « archaïques ». Mais ce qu’il faut plaider avant toute chose, c’est la capacité de la ville à expérimenter, à s’interroger continuellement sur son fonctionnement. Cela implique d’ailleurs que tous les acteurs de la ville – chercheurs, architectes, promoteurs, pouvoirs publics et associations – soient mobilisés et travaillent en bonne intelligence, avec la conviction que la ville peut (et doit) toujours être réinventée.