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“Hybrider villes et campagnes pour garder le meilleur des deux mondes”

Comment réconcilier l’homme et la ville ? Pour Jean-Laurent Cassely, journaliste et auteur avec Jérôme Fourquet de La France sous nos yeux (Seuil), derrière la fatigue urbaine se cache une recomposition plus profonde du territoire, des habitudes et des aspirations paradoxales des Français. Un nouveau regard qui dessine des pistes pour repenser nos manières de créer des lieux de vie – et de construire la ville. Rencontre.

Raconter la ville idéale à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Biodiversité, urbanisme, mixité : nous donnons la parole à celles et ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain dès aujourd’hui.

Pourquoi ce titre, La France sous nos yeux ?

Jean-Laurent Cassely. Dans les enquêtes criminelles, l’inspecteur finit toujours par réaliser que l’indice décisif se trouvait « sous ses yeux » depuis le début. Avec notre livre, c’est la même chose : nous souhaitions mettre en lumière ce que nous expérimentons tous les jours au quotidien, mais que nous ne voyons même plus. La France des villes ou des ronds-points, des pistes cyclables et des barbecues, des supermarchés et d’Amazon, nous voulions y poser un regard neuf.

Urbanisme, territoire, géographie… Le traitement de ces disciplines est souvent très technique. Avec Jérôme Fourquet, nous avons voulu l’adresser à un plus large public : partir du concret pour plonger ensuite dans une analyse plus conceptuelle. Partir de la sociologie des aficionados de vélos électriques, des acheteurs de Dacia ou des amateurs de Tacos pour tirer le fil de ces vies et ce qu’elles révèlent de la France d’aujourd’hui.

Non seulement cela permet d’attirer l’attention sur le réel, mais cela montre combien certains paradigmes d’analyse sont parfois en décalage avec l’évolution des modes de vie : par exemple la nomenclature de l’Insee identifie toujours des membres des classes supérieures, des ouvriers, des professions intermédiaires, etc.

Pourtant, derrière ces termes qui datent des années 1970-1980, si vous prenez l’exemple des catégories populaires, elles ont énormément changé et cela reste souvent ignoré. Avec ce livre, nous avons voulu décrire cette France des livreurs Deliveroo, des caissières d’Action de périphérie de ville moyenne, ou des femmes de ménage de Normandie décrites par Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham, mais aussi celle des startupeurs et des coworkings, d’Airbnb et des résidences secondaires de bord de mer.

C’est une sorte d’Atlas des modes de vie français du début du XXIème siècle !

Vous appelez notamment à poser un nouveau regard sur la classification du territoire : une autre grille que la densité ou la taille… la désirabilité ?

La Covid a révélé et accéléré certaines tendances à l’œuvre depuis dix ou quinze ans, comme le passage au e-commerce de la plupart des générations, l’explosion du télétravail, mais aussi une certaine distribution des populations sur le territoire. Vous vous en souvenez sûrement : le sujet de l’exode urbain a fait le tour des médias pendant la pandémie, ces Parisiens qui annonçaient vouloir partir vivre dans les campagnes françaises ou dans des villes de tailles moyennes après le confinement. 

Pendant cette période, les villes se sont dépeuplées comme pendant les grandes vacances ou de longs week-ends, les étudiants sont rentrés chez leurs parents, les familles chez leurs beaux-parents à la campagne, en Airbnb ou dans leur maison secondaire s’ils en avaient une. Finalement, cette période de télétravail au vert… beaucoup de gens l’ont apprécié ! 

“Nous assistons à un profond rééquilibrage territorial à la fois sur le plan symbolique et économique”

Jean-Laurent Cassely

Les conversations se sont ainsi portées sur l’attrait pour la maison individuelle avec jardin et le rêve de quitter la ville ou juste de s’en éloigner. Aujourd’hui, tout le monde a un cousin, un oncle, un ami qui n’en finit plus de partager sa joie d’avoir quitté une grande ville pour s’acheter une maison – ou bien furieux de voir les Parisiens acheter des petites maisons dans son village à des prix indécents.

Il en résulte une dynamique générale qui pose une nouvelle question pour les territoires : est-ce que les gens souhaitent vraiment venir y vivre ou non ? Est-ce que l’immobilier y est abordable, est-ce que les marchés sont tendus ? Cela change radicalement des générations précédentes qui voyaient dans le fait de « monter à Paris » le nec plus ultra de l’ascension sociale. 

Même si cela existe toujours, nous assistons à un profond rééquilibrage territorial sur le plan à la fois matériel et symbolique. Depuis 20 ans, nous avions droit chaque année au « classement des métropoles où il fait bon vivre » dans les magazines, avec des grandes villes comme Nantes, Bordeaux, Strasbourg au firmament. Maintenant, nous sommes passés sur « les villes moyennes où il fait bon vivre » et même « les zones rurales les plus agréables ». C’est un basculement !

Ce rêve d’exode urbain ne se concrétise pas toujours et reste souvent à l’état de fantasme et de conversation. Une tendance de fond qui place l’immobilier dans les grands sujets du moment : pour les gens, acheter, louer, regarder les prix des logements, ça fait partie de la vie.

Comment expliquez-vous la « fatigue urbaine » exprimée par les Français, en particulier les nouvelles générations ?

La fatigue urbaine n’a pas attendu la pandémie pour devenir un sujet. C’est une thématique qui revient génération après génération et touche cette fois-ci particulièrement les Millenials.

La première raison est matérielle : l’explosion des prix dans les grandes villes, et l’arrivée à une sorte de plafond de verre du potentiel de gentrification. Toute une génération se retrouve dans l’impossibilité de maintenir son niveau de vie dans les grandes villes, à moins d’hériter. Ces urbains n’ont plus d’autres choix que de réduire leur confort, d’acheter plus petit ou de vivre en colocation plus longtemps, une solution qui se développe de plus en plus – ou bien de renoncer et d’envisager d’autres villes ou des zones périurbaines.

Mais la seconde raison découle de la première : on exprime une fatigue urbaine car on ne peut plus accéder à la ville. Phénomène lié au marché de report, cela consiste à se retrouver contraint de baisser ses attentes pour se conformer à la réalité du marché de l’immobilier puis, après une période d’insatisfaction, à se conforter dans son choix : « Finalement, je suis très heureux d’habiter en banlieue, au moins j’ai une maison, un jardin, de l’espace… ».

Ce report des habitants implique aussi un report de toutes les modes urbaines des années 2000 qui touchent, dans une certaine mesure, le périurbain ou la ruralité. Startup du numérique, coworking, tiers-lieux, les initiatives se multiplient ! Ce déplacement de l’innovation culturelle, sociale et économique, est lié au fait que les porteurs de projets quittent les grandes villes ou, dans certains cas, qu’ils ne s’astreignent même plus à « monter à Paris » pour réaliser leur projet. Même s’il reste minoritaire, c’est un phénomène réel qui dit quelque chose de la fatigue urbaine de cette génération.

Dans votre livre, vous parlez même de la campagne comme d’une « utopie de rechange ». Un plan B ?

Entrée dans le langage courant, l’expression « France périphérique » et les analyses de Christophe Guilluy ont proposé une grille de lecture très pertinente pour décrire une époque durant laquelle on a assisté à la montée au premier plan des métropoles, accompagnée d’une concentration des emplois et en particulier des plus prestigieux dans le numérique, le conseil, les grandes organisations.

Aujourd’hui, un rééquilibrage s’amorce et Christophe Guilluy le pointe lui aussi : le premier chapitre de son dernier livre, Les dépossédés, s’intitule La course à la mer. Il y parle de l’arrivée des citadins aisés sur la façade atlantique et des phénomènes d’accaparement d’une partie du marché immobilier du littoral par ces catégories.

En même temps, une revanche culturelle de la France périphérique semble en train de s’enclencher, on le voit dans la création en particulier, dans la photographie avec l’Atlas des Régions Naturelles par exemple mais aussi dans le roman avec des auteurs comme Nicolas Mathieu et toute une génération d’écrivains qui revendiquent d’être nés dans cette France périphérique, et développent un univers autour de ces espaces. Sur les réseaux sociaux, on retrouve ces tendances à valoriser l’esthétique pavillonnaire. En d’autres termes, la « France moche » se rebiffe !

Ce renversement des hiérarchies symboliques implique aussi une complexification : nous sortons de la simple opposition métropole-périphérie – et des préjugés reliés aux différents espaces – car les gens bougent davantage et que les modèles changent. Pour reprendre une expression de Jérôme Fourquet, l’archipélisation du territoire se fait à un niveau de plus en plus fin et qui sort des distinctions habituelles.

Aujourd’hui, nous voyons plusieurs manières de vivre les territoires, qui peuvent coexister sur un même bassin de vie, et que nous avons appelées de façon imagée le pavillon, le mas et la yourte :

Le pavillon : le modèle classique des Trente Glorieuses avec un pavillon, deux voitures, un jardin, des parents qui font les allers-retours en voiture pour aller travailler et déposer les enfants à l’école. C’est le modèle majoritaire, le modèle standard des classes moyennes hérité de la modernité et de la société de consommation, qui s’articule autour du triptyque « maison, voiture, supermarché ». C’est un mode de vie dont la crise des Gilets jaunes était une réaction contre la crainte de sa disparition.

Le mas : cette typologie regroupe des gens très mobiles qui sont les gagnants de la France post-Covid. Nouveaux seigneurs des périphéries, ils habitent en résidence semi-principale autour d’une métropole régionale ou d’une ville moyenne dans une belle maison, comme ces salariés des grandes entreprises ou ces consultants indépendants qui prennent régulièrement le TGV pour leurs déplacements professionnels. Ils vont avoir un pied dans leur localité, mais aussi un pied ailleurs. Leur équation économique reste très liée aux grandes villes, à la région parisienne et à l’international.

La yourte : cet habitat léger à la mode dans les milieux de l’autoconstruction et de l’écologie est un clin d’oeil à une catégorie de population qui va chercher une forme de relocalisation alternative, avec une volonté de s’éloigner des modes de consommation traditionnels : les grandes surfaces, les produits issus de l’industrie de l’agro-alimentaire, le e-commerce, le tourisme de masse, la voiture, etc.

Le territoire se fragmente ainsi d’une manière différente puisque chaque bassin de vie peut  être vécu de manière très différente, avec des imaginaires, des temporalités très distincts voire opposés. Il faut entrer dans un maillage plus fin pour comprendre véritablement les dynamiques qui s’y opèrent, et en même temps savoir prendre du recul pour réaliser que des flux peuvent venir de plus loin. 

En d’autres termes, c’est une France à la carte et en patchwork ! Cela annonce moins une confrontation entre ces familles de projet qu’une coexistence pacifique doublée d’une relative indifférence entre elles.

Vous faites une analyse en profondeur de l’idéal de la maison individuelle : pourquoi reste-t-il à ce point dominant dans l’esprit des Français ? Vous parlez d’un passage d’un « droit à la ville au droit à la piscine » : d’une sociabilité subie à une sociabilité choisie ?

C’est un paradoxe français très ancré, et il faut commencer par l’analyser comme l’ont fait des sociologues comme Eric Charmes : les habitants de maisons individuelles ne se considèrent pas comme des “périurbains”, des adeptes du tout-voiture ou des ennemis de la transition écologique, mais bien comme vivant à la campagne, à distance de la vie urbaine. 

Au contraire, le ressenti des habitants de maison relève souvent d’une proximité à la nature.  Dans la même veine, l’imaginaire alternatif au mode de vie urbain dense est aujourd’hui incarné par la maison éco-construite, par exemple les maisons “triangle” en bois, autonomes, intégrées à la nature. Tout cela va de pair avec la recherche d’un refuge, un « safe space » à la fois pour soi et ses proches. Au final, 8 Français sur 10 préfèrent les maisons en 2021. Les chiffres varient d’une étude à l’autre, mais l’ordre de grandeur reste toujours le même !

Bien sûr, ce modèle est très fustigé depuis quelques années et, avec la loi Climat et l’objectif de Zéro Artificialisation Nette, il y a une vraie tension entre cette aspiration persistante des Français et les impératifs écologiques. Que faire ? La première solution est de contraindre, la seconde est plus ambitieuse et plus difficile, c’est de faire évoluer les imaginaires et les représentations – et de proposer de nouveaux modèles d’urbanité.

Inaugure-t-on un rapport de plus en plus hybride entre ville et campagne, à la carte encore une fois ?

Les citadins souhaitent des commerces et des services autour de chez eux mais aussi un accès à la nature, de la proximité à leur travail et moins de temps dans les transports. C’est une des raisons du développement du périurbain, un espace où il est possible de retrouver le meilleur des deux mondes… en théorie ! La réalité, ce sont des migrations pendulaires de plus en plus difficiles, des quartiers pavillonnaires complètement vides en journées – et parfois fustigés comme sans âme et anonymes. 

À mon sens, la solution n’est pas de densifier à tout prix ces quartiers pour faire « la ville à la campagne » mais de redonner de la vie à ces zones par la mixité urbaine.

Ce qui n’étaient que des extensions des villages doivent devenir des lieux de vies : créer des équipements publics, pourquoi pas des terrains de pétanques, des cafés, des écoles, des lieux de coworking pour le télétravail… faire en sorte que les gens se réapproprient ces quartiers en journée grâce à une nouvelle mixité urbaine. Même la réintroduction du logement dans certaines zones commerciales n’est plus un tabou… Au lieu d’être l’espace du « moins », moins de densité, moins de mixité, moins de vie, ces espaces peuvent répondre aux aspirations paradoxales de beaucoup de populations.

Il y a donc des pistes intéressantes, à condition toutefois de ne pas passer d’une extrême à l’autre, et de ne pas recréer une doctrine urbaine consensuelle de l’époque dont on se rendra compte, trente ans plus tard, qu’elle était inadaptée aux attentes des citoyens.

Espaces partagés, nouvelle sociabilité, végétalisation… les logements se transforment aujourd’hui pour répondre aux nouvelles aspirations des urbains. Cette dynamique vous paraît-elle à même de réconcilier avec la vie en ville ?

L’urbain est plein de contradictions : il veut du calme mais de la fête, pas de dark kitchen en face de chez lui mais être livré à minuit quand il a faim, des mobilités douces mais la possibilité de relier rapidement un aéroport pour aller à l’autre bout du monde… Ces aspirations contradictoires sont sans doute amenées à évoluer. Quoi qu’on y fasse, la ville est un lieu de frottement, où l’on subit davantage de nuisances qu’ailleurs mais également où la vie réserve plus de surprises et, pour le dire simplement, on ne peut pas tout avoir.

Cependant, les initiatives contemporaines pour recréer de la vie de quartier ont beaucoup de sens. Après tout, c’est un retour aux sources : cela existait dans les villes du XIXeme siècle ! Aujourd’hui, la fameuse chronotopie et la « ville du quart d’heure » de Carlos Moreno sont des tendances de fond, et avec elles, la recherche de revalorisation des cafés de quartiers, le « bistrot du coin », les petits commerces et tout ce qui peut remettre en place les sociabilités de proximité et de voisinage.

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Je remarque que la manière de concevoir les logements évolue elle aussi, en particulier en termes de mixité urbaine : on voit de plus en plus de programmes qui exploitent les rez-de-chaussée pour y mettre des tiers lieux, des salles de gym, etc. et qui bien sûr proposent des jardins et des espaces de services. Encore une fois, je me méfie des effets de mode, donc tant mieux si cela répond à une aspiration et va au-delà du greenwashing ou de l’affichage sans grande conséquence…  Tout cela va dans le sens d’une réconciliation avec la ville, portée par une nouvelle génération de professionnels de la construction, qui sont souvent plus critiques de ce qu’on construit en France que les promoteurs “à l’ancienne”… 

Comment imaginez-vous la ville idéale ?

La ville idéale est difficile à décrire rationnellement, c’est une alchimie qui s’opère… ou non ! À l’image d’une soirée réussie, parfois la sauce prend et tous les convives discutent et ont des conversations captivantes – parfois ça ne prend pas. Et quand on essaie de reproduire ce qui marche ailleurs, il n’y a pas de garantie que cela fonctionne. 

À ce titre, une ville idéale doit être à l’image de celui qui y vit, mais pas complètement : l’altérité est essentielle sinon vous vous retrouvez dans le Truman Show, une fausse ville qui peut sembler parfaite sur le papier, mais qui n’a aucun intérêt et que ses habitants finiront par quitter.