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« Réparer la ville, c’est contribuer à sa magie »

Face à l’obsolescence des objets comme des bâtiments, et si on retrouvait la fierté de réparer ? Pour Christine Leconte, présidente du Conseil National de l’Ordre des Architectes, il faut changer la manière de concevoir les projets urbains avec un mot d’ordre : "Réparons la ville !", titre du livre qui sortira début février aux éditions Apogée en collaboration avec l’urbaniste Sylvain Grisot.

Raconter la ville idéale à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Biodiversité, urbanisme, mixité : nous donnons la parole à celles et ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain dès aujourd’hui.

Nos villes sont-elles programmées pour l’obsolescence ? Oui, répond Christine Leconte, présidente de l’Ordre National des Architectes, qui appelle à un vrai changement des pratiques et de la conception des projets – et à faire de la réhabilitation et de la transformation des bâtiments, la nouvelle norme de la construction.

Nos villes sont-elles programmées pour l’obsolescence ?

Christine Leconte. Si l’on parle du bâti d’aujourd’hui, c’est souvent le cas ! Avant, en cohérence avec toute l’histoire de l’architecture, le bâti n’était pas du tout programmé pour l’obsolescence, mais pensé pour être sédimenté, réévalué, réparé, recréé… C’est vraiment ces dernières années qui ont contribué à une forme d’obsolescence du bâti par une baisse de la qualité des constructions, la standardisation, l’industrialisation, mais surtout parce que nous démolissons sans complexe le patrimoine du XXème siècle sans tenter de le réhabiliter.

Quelles sont ses implications sur la ville aujourd’hui ?

Le premier impact, c’est de nuire au patrimoine architectural de la France. Quand la ville s’étale, quand les centres-villes se désertifient, quand on construit des centres commerciaux et des lotissements, alors on oublie de vivre avec le patrimoine du centre-ville. Le résultat, c’est qu’il n’est plus entretenu. C’est un problème, car c’est avec ce patrimoine que l’on construit la qualité de nos villes et de nos villages.

Un deuxième impact, c’est de nuire à la constitution d’un patrimoine pour chacun. La vocation d’un promoteur, c’est aussi d’aider les familles à acquérir et à transmettre un patrimoine. Sur ce point, l’obsolescence programmée pose problème : un logement doit être de qualité, et tenir dans le temps. Dans certains cas, les consommateurs se retrouvent avec des dépenses de réparation plus que d’entretien, avant même d’avoir terminé le remboursement de leur emprunt, ce qui ne devrait pas arriver.

Et l’impact de cette obsolescence d’un point de vue écologique ?

Il y a 2 sujets :

  • 66% des déchets en France proviennent du BTP et des infrastructures.
  • la pénurie de matériaux, conjoncturelle pour le moment mais qui risque de s’accentuer sur le long terme, notamment sur le sable ou le bois, mais aussi sur d’autres matériaux précieux comme le cuivre, le zinc, etc.

En somme, d’un côté, on produit trop de déchets, de l’autre, on manque de matériaux… La solution, c’est une véritable désintoxication de notre marché quant aux projets neufs ! Nous devons apprendre à partir de l’existant, et à nous dire systématiquement que ce qui est déjà là est une source de matière à utiliser pour reconstruire. De cette manière, au lieu de gaspiller l’environnement, nous construirons en harmonie avec lui.

Nous devons totalement changer nos pratiques collectives, jusque dans la conception des projets : toujours partir d’un bâti existant quand c’est possible plutôt que de faire table rase en cherchant à maximiser le nombre d’appartements par parcelle. Cette nouvelle approche remet en question nos manières de fabriquer la ville.

C’est ambitieux, mais obligatoire au vu de l’urgence écologique !

L’autre impact de l’obsolescence, c’est l’étalement urbain. Comment l’éviter selon vous ?

L’étalement urbain, ce n’est plus possible ! Tout le monde connait ce chiffre : la superficie d’un département est artificialisé en 7 à 10 ans en France. La loi sur le Zéro Artificialisation Nette arrive, mais pas besoin d’attendre l’État pour se l’imposer à soi-même !

Il faut réussir à gérer la tension entre les aspirations des citoyens et les aspirations écologiques, autant dire entre les aspirations individuelles et les aspirations collectives. L’étalement urbain est souvent lié au fait que les gens veulent une maison avec un jardin.

Le résultat, c’est que la ville continue de s’étendre et de dévorer la campagne, au lieu de se réinventer en son cœur.

La problématique aujourd’hui, c’est que nous avons tendance à opposer le rêve de la maison individuelle à la campagne, d’un côté, et les logements collectifs en centre-ville, de l’autre. En réalité, il y a une immense palette de typologies urbaines entre les deux ! Ne confondons pas forme et usages. Architectes, promoteurs, notre rôle est aussi de résoudre cette tension par la conception de projets qui satisfont les aspirations des habitants tout en répondant aux enjeux écologiques, et ainsi réussir à passer d’une politique très individuelle à une politique urbaine plus collective, orientée vers le partage.

Comment introduire le partage des espaces ?

Aujourd’hui, en tant que citoyens, nous devons nous poser la question de ce que l’on partage, et à quelle échelle nous pouvons le partager ? En résumé, pour satisfaire mon propre besoin d’espace personnel, je vais devoir en partager une partie avec les autres, et ce afin que certaines tâches puissent être mutualisées.

En ville, c’est la seule solution pour regagner cet espace dont nous avons tous besoin pour nous épanouir. Ce partage peut avoir lieu à diverses échelles, en voici quelques exemples :

  • À l’échelle d’un immeuble, un logement d’ami partagé entre tous les habitants, une pièce pour les anniversaires, une buanderie collective, un local à vélo mais avec des vélos partagés, etc.
  • À l’échelle de l’îlot, des jardins collectifs avec un potager, une balançoire, et des voitures en autopartage car, de toute façon, nos véhicules restent plus longtemps garés qu’utilisés.

Il y a un vrai avenir au partage et à la mutualisation !

À l’échelle de la ville justement, l’obsolescence de l’usage peut toucher des quartiers entiers. Comment l’éviter ?

Nous passons aujourd’hui d’un urbanisme de zoning à un urbanisme de mixité. Quartier d’affaires, zone commerciale, tout cela n’a plus lieu d’être, parce que ça crée des enclaves qui sont dédiées à une fonction, alors que la ville d’aujourd’hui doit être totalement mixte. Les lieux doivent devenir suffisamment agréables et mutables pour pouvoir, à différents moments de la journée, recevoir plusieurs fonctions. C’est ce qu’on appelle la chronotopie !

Pour penser la ville différemment, nous devons la travailler à la fois sur l’espace mais aussi sur la temporalité, et les usages. Par exemple, les cours d’école qui ne sont pas ouvertes le week-end, alors qu’elles pourraient être des lieux où les jeunes viennent pratiquer le sport, des squares de proximité – ou les centres commerciaux qu’on construit sans logement à côté, alors qu’ils pourraient accueillir celles et ceux qui qui y travaillent, qui sont donc contraints de prendre leur voiture.

Aujourd’hui, ma conviction, c’est qu’il faut « réparer » tout ça, et j’insiste sur ce mot car je parle d’un vrai travail de « réparation de la ville ».

Comment appliquez-vous cette logique de réparation à la ville, et jusqu’où peut-on la réparer ?

On peut tout réparer !

Déjà, toujours considérer l’existant avant tout, et toujours essayer de construire mieux avec moins de matériaux. Cela change notre manière de fabriquer la ville. Toutes ces questions appellent un sursaut de créativité architecturale, et demandent du bon sens et beaucoup d’intelligence afin de réussir à se réinventer.

Grâce à cela, nous pouvons obtenir des villes extraordinaires et riches en histoire ! Ce dernier point est important car, quand vous faites table rase d’un bâtiment, vous en effacez l’histoire ainsi que le vécu de certaines personnes. L’histoire d’un lieu, c’est ça aussi qui contribue à la magie d’une ville. Donc, la réparer, c’est aussi contribuer à sa magie.

“L'architecture est aussi une question d'humilité et d'écoute, de considération de l’existant. Réhabiliter ne demande pas moins de créativité, au contraire !”

Christine Leconte

Mais il y a un frein autour de la fierté : comment, après l’ère des énergies fossiles où l’on était « accro au neuf », pouvons-nous réussir à passer à un siècle où l’on est fier de réparer ? À mon sens, la réponse c’est que cette réparation valorise notre savoir-faire personnel et collectif, tout autant que la construction neuve. Pour vous donner une idée de la fierté de réparer, remémorez-vous le jour où vous êtes arrivé à réparer votre vélo ! La problématique, c’est qu’avec les années, nous avons oublié ce plaisir de réparer les choses.

Pour les architectes, le sujet, c’est aussi : comment est-ce qu’on va pouvoir travailler à partir de ces structures, et en tirer la meilleure forme spatiale ? Cela change notre manière de concevoir les projets. Prenons un exemple dans la sphère publique : imaginons qu’une ville ait besoin d’une médiathèque, et qu’au lieu de construire le programme standard, nous prenions le temps de regarder l’existant. Imaginez qu’on constate que, dans le patrimoine de la ville se trouvent des bâtiments à disposition, et qu’on se dise au contraire : comment adapter ces bâtiments-là à ce nouvel usage de partager des livres ? C’est passionnant !

Pour les architectes, cette approche nous repositionne dans une logique de fabrication d’une programmation qui soit mutable, interchangeable, et capable de tirer le meilleur parti des lieux. Ça, c’est une grande avancée à faire dans la mutation du métier d’architecte, mais également un grand accompagnement à avoir de la part des maîtres d’ouvrage.

Le sujet de la réhabilitation est vraiment prioritaire, mais il est souvent moins valorisé. Pourquoi ?

Il faut changer notre regard. Derrière le travail d’une réhabilitation, il peut y avoir une créativité extraordinaire ! Il est vrai que les architectes ont parfois eu une position de démiurge autour du neuf, mais aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. L’architecture est aussi une question d’humilité et d’écoute, de considération de l’existant. Réhabiliter ne demande pas moins de créativité, au contraire ! Nous avons d’ores et déjà de nombreux architectes qui le font très bien, comme Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal qui ont obtenu le Pritzker Prize cette année.

Le siècle passé a créé une figure de l’architecte, mais aujourd’hui elle change. Maintenant, l’architecte ne fait plus « pour » les gens, on fait « avec » les gens. Aujourd’hui, la valeur architecturale se trouve aussi dans la capacité à répondre à des défis, et notamment à des défis écologiques. Cette urgence diffère beaucoup du contexte du 20e siècle, qui était justement de faire table rase, de faire neuf et de changer les modes de faire dans tous les arts. Le 21e siècle se tourne au contraire sur la manière de fabriquer à partir de l’existant, autrement dit de valoriser ce que nous avons entre les mains !

Cette patte architecturale, elle existera mais sera plus subtile – et on la voit déjà sur de nombreux superbes projets de réinvention de patrimoine !

Comment concevoir une architecture capable de s’adapter à l’évolution des usages ?

Par le bon sens, avant tout.

Parfois à cause des normes et des labels, nous sommes arrivés à une spécialisation des bâtiments qui fait qu’il nous semble impossible de travailler dans des bâtiments pensés être pour du logement – et inversement, d’habiter dans des bâtiments pensés pour être des bureaux. Ce n’est pas normal ! En vérité, la véritable question, c’est celle de la qualité des espaces que l’on propose : prendre en compte la lumière, la ventilation, le confort, la santé…si tout cela est pensé alors ils sont évolutifs. Et tout cela, ce sont des besoins qui sont finalement communs à tous les moments de la vie !

Avec le télétravail, nous avons vu qu’on avait la capacité d’hybrider les espaces. Prenez la question des tiers lieux : ce sont des espaces qui ne sont jamais terminés, qui se réinventent au fur et à mesure des usages. Au final, ce qui caractérise tous les espaces que nous concevons, c’est qu’on doit s’y sentir bien, et ça : c’est la base de l’architecture.

Comment accroître la durabilité du bâtiment d’un point de vue matériel ?

 Faut-il absolument qu’ils soient les plus pérennes possibles ? La question se pose : vaut-il mieux un bâtiment extrêmement rigide, réversible mais quasiment immuable dans sa structure – ou un bâtiment facile à déconstruire, dont les matériaux peuvent être réemployés facilement pour refaire acte de construction à partir de l’existant, ou même revenir à la terre ? Dans certains cas, est-ce qu’il ne serait pas préférable de concevoir des bâtiments facilement démontables – et que l’on peut même déplacer ?

Ces hypothèses sont complémentaires et très intéressantes pour la fabrication de l’avenir. Nous pouvons imaginer des réponses hybrides, c’est-à-dire d’avoir des bâtiments pérennes d’un côté, auxquels on vient ajouter des éléments qui peuvent être démontables pour être ensuite ajoutés à un autre bâtiment. Dans cette optique, nous pouvons aussi imaginer des bâtiments entièrement démontables, comme le pavillon circulaire d’Encore Heureux qui avait monté un bâtiment devant le parvis de l’hôtel de ville de Paris. Depuis, ce bâtiment a été racheté pour être mis ailleurs.

Penser démontable et réutilisable…. là, on est aussi dans un vrai travail d’architecture !

Comment prévoir la question du réemploi d’un point de vue architectural ?

Nous avons besoin des maîtres d’ouvrage pour nous aider à fabriquer des plateformes de réemploi. Dès qu’on démonte ou qu’on déconstruit des bâtiments, il faut qu’on puisse stocker les matériaux, ce qui aujourd’hui est difficile dans de nombreuses régions. Si on y parvenait, les architectes pourraient concevoir les bâtiments à partir des matières premières à disposition localement, et non pas à partir de ce qu’il peut trouver dans le monde.

C’est une question de bon sens par rapport aux pénuries et à la crise écologique, et même une question économique, car il est plus rentable de récupérer et de réemployer sur place que de démolir !

Quel rôle joue le choix des matériaux dans cette recherche de durabilité ?

Aujourd’hui, nous avons 2 enjeux dans le monde en termes de développement durable : l’adaptation et l’atténuation.

L’adaptation au changement climatique : comment allons-nous supporter des chaleurs plus élevées et des crises météorologiques ? Ça veut dire qu’il faut changer nos manières de construire, travailler avec les matériaux biosourcés comme la terre crue, le chanvre, la paille, le bois ou encore la pierre, mais aussi soigner l’inertie thermique du bâtiment, utiliser des isolants corrects… ça, c’est un vrai travail d’adaptation !

Le deuxième travail, c’est l’atténuation : comment est-ce qu’on évite de subir davantage de réchauffement climatique ? Sur ce point, la neutralité carbone est une clé. La plupart des entreprises ont bien compris et savent très bien comment il faut faire. Seulement, c’est un modèle complexe à mettre en place : limiter les déchets, utiliser des matériaux plus locaux, limiter tout ce qui est domotique et, bien sûr, de ne pas démolir et garder l’existant. Tout ça aussi pour limiter l’impact de la construction sur l’environnement, ce qui est possible en envisageant d’autres matériaux et d’autres façons de construire.

Le mieux, c’est d’arriver à répondre aux 2 enjeux. Sur ce point, je pense notamment à la terre crue qui peut être sourcée en circuit court et peut être réemployée. Elle remet aussi au goût du jour un savoir-faire ancestral : imaginez qu’il y a 15% du patrimoine de la France qui est en terre crue ! C’est une technique qui fonctionne bien et qui permet aussi de rendre la terre à la terre : le jour où vous ne voulez plus de votre bâtiment, ça redevient la terre.

À quoi ressemble votre ville idéale ?

La ville idéale, c’est une ville qui s’inscrit dans son territoire, et dans sa géographie. Une ville qui nie qu’elle est à côté d’un fleuve ou d’une rivière, c’est un problème. Une ville qui ne s’oriente pas à partir de la qualité spatiale des lieux, c’est un problème.

La deuxième chose, c’est une ville qui inclut tout le monde, que ce soient les enfants, les personnes à mobilité réduite qui sont 3,5 millions en France, etc. Une ville où l’on est en sécurité vis-à-vis de la voiture, où le piéton est prioritaire et dispose d’une grande place pour se déplacer. Une ville où chacun peut se loger et où la nature est présente et en relation avec l’habitat. Pour finir, c’est une ville foisonnante où il y a de l’activité, de la rencontre, du partage !